Distribution gratuite et Rétribution

Ça y est, c’est fait ! Jed Revolutia, illustre méconnu d’avant-hier, ton nom est voué à rester dans les annales. Tu es précurseur, tu l’as fait contre vents et marées. Nous t’applaudissons des deux mains et louons les bienfaits du système que tu viens d’épouser.

Ton livre, You are Likeable — comme quoi, tu es visionnaire, en plus — a été téléchargé 20.000 fois. Détail important : il est gratuit et contient de la pub. Il t’aura suffit d’un simple PDF avec des encarts pour faire le tour du monde ; tu es génial. Certains voient même en toi la preuve que nous sommes voués à publier comme ça. En 2015 (selon d’autres visionnaires), la majorité des livres seront distribués gratuitement et contiendront de la pub. Fort logiquement, ils mettent en avant que des services proposent déjà d’insérer de la pub dans les livres et qu’ils ne peuvent se tromper en investissant dans ces solutions.

Mais au fait, combien cela a rapporté ? Et combien de gens l’ont-ils réellement lu ? Après tout, nous connaissons tous les collectionneurs aigus qui ne trouvent même plus le temps de regarder/lire/écouter tout ce qu’ils achètent ou téléchargent. Et qui peut dire que certains n’ont pas été attirés par le buzz et qu’ils ont juste cherché à voir ce que tu avais fait sans se préoccuper, un instant, de ce que tu as écrit ?

En tout cas, je trouve que la publicité du restaurant « Its Borneo » trouve très logiquement sa place dans ton guide de l’auto-persuasion. Par contre, je n’ai pas compris pourquoi tu y avais mis des pleines pages pour Acer, marque dont la notoriété repose sur son SAV peu performant et la qualité médiocre de ses produits. Acer et You are likeable, était-ce de l’ironie ?

J’arrête là mon discours dithyrambique et commence une analyse plus poussée (cela a déjà été fait ici. Rendons à Cesar ce qui appartient à SoBookOnline).

Itsborneo!

It’s Borneo, que l’on traduirait par “C’est le Pérou ! »

Gratuité, un abus de langage qu’il faut dénoncer

Gratuit : adjectif, Qu’on donne sans faire payer, qu’on reçoit sans payer.

Payer : verbe, régler une somme due, faire un achat, s’acquitter d’une dette, se racheter en accomplissant une peine, verser de l’argent comptant, subir les conséquences d’un acte, récompenser. Synonymes : acquitter, rembourser, rétribuer, rémunérer, financer, amortir, éponger, etc.

Récompenser : verbe (morale) accorder une récompense, don pour remercier, pour un service rendu, pour une bonne action. Synonymes : rétribuer, payer, bénir, gratifier.

La gratuité financée par la publicité n’est pas une gratuité pure : c’est un leurre dont seul l’accès est gratuit. L’on peut payer de différentes manières, très diverses et éparses, et l’on voit bien que l’idée de récompense et de gratification émergent du concept de gratuité financée par la pub. Vous ne sortez pas votre monnaie, vous payez avec autre chose.

De fait, les gens à l’autre bout de la chaîne payent pour vous. J’ai bien écris « pour vous » et non « à votre place ». D’une part, cela implique l’explosion même de l’idée de gratuité, à considérer que l’on donne en faisant payer quelqu’un d’autre. D’autre part, cela démontre que vous êtes d’un très grand intérêt.

Vous rétribuez les producteurs de gratuité avec votre intérêt et votre curiosité de consommateur. Ce que cherche à construire le système ? Une boucle vertueuse où les entreprises financent la gratuité du livre/application/service pour que vous alliez dépenser chez eux et rembourser dix fois leur mise. Ces coûts de publicité étant intégrés à leurs marges, vous finissez par payer l’item gratuit sans vous en rendre compte…

Inutile de dire que le net a permis d’entamer une révolution tranquille du système de publicité, permettant de cibler, d’une manière inespérée, les consommateurs tout en abaissant les coûts, d’une manière opportuniste, des campagnes publicitaires. Vos outils informatiques sont devenus vos journaux intimes, ils savent absolument tout de vous, ils facilitent le travail des divers « marketeux » et publicistes sans que vous ne le sachiez forcément.

VotrePub

Je suis une Légende

Principes de rétribution du système en place

Le système est établi autour d’enchères. Les entreprises payent pour des mots-clés ou vos données personnelles. Plus elles payent cher, plus elles seront mises en avant. Certains mots-clés se voient valorisés à quelques dizaines de cents, d’autres voient leur « cotation » exploser. La plupart du temps, les entreprises payent quand le consommateur clique sur le lien, pas quand il est imprimé/affiché.

Résultat (j’ai moi-même pu en faire l’expérience) : pour 150 euros, vous arriverez obtenir à peu près autant de clics (voire plus) mais près d’ un million d’impressions. N’en jetez plus, vous venez de vous offrir une campagne mondiale pour que dalle, Dior et Louis Vuitton n’ont qu’à bien frémir ! Un nouveau joueur est dans la place et il va tout faire péter très bientôt.

Attendez, ce n’est pas si simple… l’analyste statistique est un « art » qui ne peut se résumer à des chiffres aussi globaux. Il a fallu 1 million d’impressions pour générer 200 clics. En d’autres termes, 0.02% des gens ont cliqué sur la pub alors que les mots-clés sont censés assurer un intérêt des consommateurs pour les produits que vous proposez. Les experts du domaine arrivent atteindre des chiffres bien plus conséquents, mais ils dépassent rarement quelques pour-cents. Conclusion : le système nécessite des volumes énormes pour obtenir maigre rétribution. Après que la crise nous a frappés en 2008, des centaines de milliers de webmasters ont pu témoigner de la fragilité d’un tel système, voyant leurs rentrées (exclusivement basées sur la pub) se désintégrer comme sugar babes sous la pluie ( Mesdames, on ne le répétera jamais assez, privilégiez le mascara waterproof).

Inutile de préciser que ceux qui tendaient tout juste à l’équilibre se sont effondrés, tandis que d’autres ont multiplié les coups pour rameuter l’audience…

Nirvana_InUtero

Petit placement produit. C’est l’anniversaire de la mort de Cobain aujourd’hui.

Limites du système

Au fond, certains s’en foutent : ils ont été tellement habitués à la publicité (omniprésente) qu’ils ont appris à l’ignorer. Mais d’autres sont en train de développer une réaction épidermique et agissent violemment en réponse. Pire encore, ils se servent du média utilisé par leurs ennemis pour exprimer leur mécontentement.

Aussi n’est-il pas rare de pouvoir lire leur opposition à une pub « flash »  un peu trop intrusive… sur le site-même où elle est présentée.
D’autres n’hésitent pas à draper des panneaux urbain 4 par 3 parce qu’ils en ont marre. Ils le font d’autant plus joyeusement que cela ne semble pas illégal (les panneaux visés le sont, par contre). Et l’on commence à parler d’eux dans les médias !

Et que dire des millions qui utilisent des petites extensions visant à cacher les publicités présentes sur un site comme AdBlock ?

Une grande partie en a ras le bol de payer 5 ou 6 euros pour un magazine rempli à 50% de pub.

Une autre partie a perdu confiance dans les médias et clame une vieille rengaine qui sonnerait comme,

De toute façon, ils ne sont pas objectifs. On sait très bien que la société X leur achète des pages de pub et qu’ils ne vont pas ouvertement les critiquer.

La publicité est souvent perçue comme un mal qui s’introduit dans nos vies sans en demander l’autorisation. La publicité, un peu l’ami trop lourd qui s’incruste dans nos soirées pour étancher sa soif et raconter des blagues pas drôles, tout ça parce qu’il ne se fixe aucune limite et qu’il ne se rend pas compte qu’arrivé un moment, il va perdre notre amitié à force d’abuser.

Alors forcément, si la publicité vient s’inviter dans les livres, dernier art qui n’ait pas encore été touché…

VotreAutrePub

Je suis toujours une légende

Publicité et Art

La littérature est un art. Que se passe-t-il dans les autres arts ?

Au cinéma, tout le monde adore (sic) les publicités précédant le film, surtout après avoir payé 15 euros pour un film 3D — et les lunettes qui permettent de le voir — alors que la séance accuse vingt minutes de retard. Quand, en plus, le cinéma ne propose même pas le film en séance normale à prix plus mesuré…

Commence le film, où l’on remarquera le joli placement produit qui fait toujours tiquer. Certains vont littéralement défendre le placement parce qu’ils trouveront cool que le héros utilise le même téléphone qu’eux. Les autres souligneront que le réalisateur a vendu son cul à la marque. Le débat prendra ensuite place sur internet, où les premiers défendront ce choix à corps et à cris tandis que les deuxièmes verseront dans le coup-bas et mépris.

Pourtant, certains « résistants » ont joué de la publicité sans pour autant être rétribués. Attrapez votre copie de Brazil et prenez soin d’observer les détails. D’autres ingénieux vont jusqu’à créer des fausses marques (Tarantino), Warhol a même utilisé des produits populaires pour construire toute une culture pop. Malheureusement, n’est pas Warhol qui veut.

D’ailleurs, les marques ont bien compris que certains jouaient de la publicité et faisaient de ce processus un art à part entière. Au final, certaines multiplient les « coups artistiques », faisant appel à des artistes pour peinturlurer leurs voitures ou designer un packaging en édition limitée…

Nonobstant le fait qu’il faudrait propager des centaines de milliers de copies et insérer de la pub partout pour gagner un peu d’argent, tous les problèmes du monde vont se poser aux pauvres auteurs et éditeurs : réactions épidermiques, appels au boycott, problèmes éthiques, dégoût de la lecture, critiques ordurières, etc.

Pub Brazil

Gilliam aurait pu dire « Quand la pub sert à cacher la misère… »

Des alternatives qui commencent à se dessiner…

Ne pouvant compter sur les seules rentrées publicitaires, créant une forme de dépendance meurtrière, certains se sont mis en quête d’alternatives viables. Les sites d’information misent sur l’abonnement, tout comme les sites de streaming audio qui peinent réellement à atteindre la rentabilité sur la seule publicité. D’autres ont chipé le système de « donation » aux développeurs d’applications, qui sont passés à l’exploration du système freemium il n’y a pas longtemps. Quelques-uns vendent même des produits dérivés.

L’abonnement, Publie.net le fait et connait un beau succès avec cette solution. Il semblerait même qu’elle amène de belles rentrées à la plateforme (que François Bon me fasse mentir si ce n’est pas le cas).

Au-delà de tout cela, permettez-moi d’exprimer ma naïveté un instant. Simplement, je me demande comment certains ont pensé remettre en cause un système (journal payant + publicité) tant bien même qu’il ait émergé comme quasi-seule solution viable (autant sur le plan de la qualité que de la rentabilité) après des décennies d’expérimentations…

Donc, et excusez mon aspect niais, mais avant de proclamer que l’avenir du livre est lié à la gratuité financée par la publicité, ne vaudrait-il pas mieux se poser la question de savoir s’il faut réitérer les erreurs qui en ont foutu un tas dans la merde dans d’autres domaines ? Et puis, les gros revendeurs américains ne nous montrent-ils pas qu’avec un juste prix, l’on peut quand même vendre des millions de copies ?

Forcément, on ne peut pas rejeter en bloc une telle idée. Elle permettrait de répandre la culture dans des pays où les gens n’ont pas même de quoi manger (encore qu’ils aient d’autres préoccupations…). Seulement, j’imagine qu’il est risqué de généraliser à tous les livres : ce qui serait susceptible de passer pour un guide ne le sera pas pour un roman. Imaginez Civil Desobedience de Thoreau rempli de pubs pour des tee-shirts, boissons énergisantes, etc. Alors, de là à proclamer que c’est la seule solution à moyen-terme…

Publicitis Scriptum : par un heureux hasard, j’ai traité de la publicité dans un de mes manuscrits quelques mois auparavant, avant même que Jed Revolutia ne publie son livre. Surveillez bien le site de Walrus, mon éditeur, car il risque de s’y retrouver un de ces quatre. Le « Projet DBE » est en pleine réécriture pour en améliorer l’histoire mais ce traitement, particulier et — je l’espère — original, sera pensé pour donner à réfléchir.