Livre enrichi, un vrai-faux débat ?

Aujourd’hui, l’on pourrait quasiment croire que l’on ne parle plus que de ça : le bien-fondé du livre enrichi et son appauvrissement avéré, ou pas, face au livre homothétique. Je n’ai pas vraiment envie de revenir là-dessus, les faits parleront bien plus que des milliers de mots et de débats à ce sujet. Les lecteurs choisiront.

Seulement, il me semble que ce débat prend des proportions un peu énormes ces derniers temps. Explications.

L’enrichi, pas l’apanage du numérique

Nous avons l’impression que l’enrichissement ne s’entend que par le numérique, ce serait bien vite oublier que le papier a pris ce tournant il y a bien longtemps.

Aussi, à bien y regarder mon édition Vintage Books de Fear and Loathing in Las Vegas, je me rends compte que les illustrations ne sont pas vouées aux seuls enfants. Ralph Steadman a apporté quelque chose au livre de Hunter S. Thompson, il n’a pas rempli que les blancs. Les mots de ce bon vieil auteur Gonzo se marient à la perfection aux illustrations de Steadman, construisent un univers dès les 8 premières pages, peut-être même mieux que Terry Gilliam n’aura jamais su le faire (malgré tout le respect que j’ai pour ce géant du cinéma).

En d’autres termes, deux artistes se sont rencontrés et ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour rendre de l’atmosphère si barrée de l’histoire et du texte en tant que tel. Ces illustrations m’ont-elles gêné pendant la lecture ? Non, je les ai à peine regardées avant d’y revenir un peu plus tard. On pourrait même s’offusquer de la présence de taches d’encre (factices) sur le texte, mais pourtant, peu de lecteurs se sont plaints. Il se dit même qu’ils auraient vraiment apprécié ces attentions (comprendre ajouts).

Enfin, nul besoin de faire remarquer que des parties de conversations téléphoniques aient été retranscrites à la fin du roman.

Je ne vais pas m’étendre sur les livres pour enfants, pleins d’illustrations, ou les livres audio, qui agrémentent et mettent les mots en avant sans que l’on ne se pose la question de savoir s’ils sont légitimes ou pas.

Fear and Loathing

Illustrations de Steadman en plein milieu du roman

À un degré moindre

Nous ne nous en rendons pas forcément compte car le travail d’enrichissement est devenu normal et subtil.

Il arrive bien souvent que les auteurs jouent avec la mise en page pour rendre d’un effet particulier. Ainsi, une « comptine » d’Alice au Pays des Merveilles a, de temps à autre, été mise en page pour rendre la forme d’une dynamique particulière. Au texte fut ajouté l’image, la vision.

D’autres utilisent des polices spécifiques et s’y amusent  pour atteindre une plus grande finalité.

D’autres vont jusqu’à donner du sens à un concept. Beigbeder joint le geste à la parole dans Mémoires d’un jeune homme dérangé, en allant faire imprimer le livre à l’envers et rajoutant des figures mathématiques quand il parle d’amour.

Et que penser de la généralisation des couvertures illustrées ? Nous avons pour coutume de clamer qu’un livre ne se juge pas à sa couverture (Ray Bradbury a même transformé l’adage en drôlerie dans Fahrenheit 451), mais les éditeurs ont bien compris qu’une couverture illustrée était un levier de la décision d’achat, au même titre que le résumé ou l’intitulé du livre. En une illustration, l’on peut rendre de l’univers du livre et donner envie au lecteur de le lire (assez ironique tout de même). Dire qu’on a joué de la couverture des Fleurs Bleues de Raymond Queneau pour en faire un rébus… or, Queneau avait pour habitude de secouer le lecteur en lui proposant périodiquement des rébus.

Raymond Queneau

Couverture rébus

Tournons-nous vers le passé

42. Tout geek qui se respecte connait la signification de ce nombre et surtout, où le trouver. The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy, avant d’être ce livre culte pour bien des lecteurs, fut une série radio. Tout comme La guerre des Mondes de H.G.Wells a pu être adapté et narré le 30 Octobre 1938 sur CBS. En d’autres termes, en plus d’être livres, ces œuvres ont été scripts radio. Seulement, les textes étaient tellement bien écrits et l’histoire, prenante, que personne ne s’est posé la question de savoir s’il fallait le faire ou pas. Des millions ont acheté et continuent d’acheter ces livres. Des millions se mettent à la recherche des enregistrements après avoir découvert leurs pendants audio. H.G.Wells a pendu des millions d’auditeurs en étant narré par une  voix, il a également collé le nez de millions de lecteurs sur ses textes en racontant  avec sa plume. En 1938, l’on n’a pas réfléchi à deux fois quand on a proposé de faire muter son livre en quelque chose d’autre.

2001, l’odyssée de l’Espace fut livre et film en même temps. Le film s’inspirait de nouvelles de Clarke, ayant accepté de collaborer avec Kubrick pour enrichir les deux œuvres : celle sur pellicule et celle sur papier. Le roman est basé sur des drafts du film, dont la version finale s’est éloignée pour des raisons pratiques et économiques, ainsi que des différences de visions et opinions entre Clarke et Kubrick. Au final, deux visions rendent d’une base commune et bien des gens ont accepté de regarder le film et de lire le livre, au moins par curiosité, puis ont établi des analyses croisées. Comme quoi, certaines personnes s’intéressent aux divers croisements/traitements et ont appétit à le faire.

La Guerre des Mondes

Orson Welles narrant une histoire d’H.G.Wells sur la radio CBS

Dos Passos, Jaffe et tant d’autres…

Plus loin dans le raisonnement, certains ont décidé de faire éclater absolument toutes les traditions pour expérimenter.

Ainsi, Harold Jaffe excelle dans l’art du livre « polymorphe ». L’on parle bien de livre papier en théorie, mais l’on parle de livre pratiquement « enrichi » dans l’esprit. Enregistrements du FBI imaginées puis retranscrites, interviews de serial killers, transcriptions diverses et variées se retrouvent au centre de ces docu-fictions. Jesus Coyote, 15 Serial Killers ou False Positive sont plébiscités par les critiques américains, adorateurs de la contre-culture. Jaffe a apporté, à ces œuvres, des choses que l’on ne devrait pas y trouver, les a traité avec une force sans commune mesure et n’a pas rendu ces écrits pauvres pour autant. Il n’y a même pas d’enrobage littéraire autour de ces transcriptions, mais personne ne s’en émeut cependant. Certains pourront lui opposer un style trop brutal et un bordélisme éreintant (à la lecture) mais là encore, ses livres ne s’adressent pas à tous les lecteurs.

Et si nous allions nous plonger dans la trilogie USA de John Dos Passos ?

Je vous renvoie à ce lien, une petite analyse d’un professeur de lettres, Dany Wahyono.

La tendance est à croire que la seule technique que l’on puisse ressortir de cette trilogie mythique est celle du “Collage“. Ce serait ne pas rendre justice au travail de Dos Passos. En effet, l’auteur utilise plusieurs techniques.

La base tient au morcellement de la narration, Dos Passos n’hésitant pas à abandonner ses personnages au fil du roman, pour mieux les retrouver ensuite. Il dresse le portrait de ces personnages à des moments significatifs de leur vie, les fusionne pour construire une ironie, le chaos d’une existence, etc.

Plus intéressant encore (Première technique), Dos Passos intègre des newsreels dans son récit. Un newsreel est une sorte de film documentaire très populaire au début du XXe siècle, régulièrement présenté en public et contenant des nouvelles filmées et des traitements de sujets particuliers. C’était une source de nouvelles, de compte-rendus politiques et de divertissement pour des millions de cinéphiles jusqu’à ce que la télévision s’impose dans les années 50. L’auteur en a fait grand usage, a retranscrit des unes de journaux, des passages d’articles à des dates qui correspondaient aux actions des personnages, des nouvelles, mélangées à des lignes de poésies, des paroles de chansons, des publicités et des slogans qui suggèrent l’atmosphère générale de l’époque. Pour ainsi dire, Dos Passos a amené des choses extérieures à l’idée de livre pour l’enrichir, jouer avec les différents médias et servir un message plus grand. Voyez l’image présentée à la fin du paragraphe pour vous rendre compte que Dos Passos n’a pas attendu le numérique pour construire un tout avec des petits bouts épars, une sorte de roman enrichi avant l’heure… dans les années 30.

Deuxième technique : l’œil caméra. L’auteur présente son point de vue sur un sujet pour aspirer le subjectif du processus créatif et réassurer que l’objectivité triomphe une fois le roman fini. Inutile de souligner l’importance du terme « caméra »…

Troisième et dernière technique : l’éparpillement de biographies. 25 personnalités sont incorporées comme symboles d’un pays, à une date particulière, et résument plus ou moins les avancées de la civilisation ou mettent en avant leur contribution à la culture moderne.

Pour conclure ce travail de John Dos Passos, il semble que l’auteur essaye de trouver des styles appropriés aux différents types de matériaux traités, apporte des fragments d’une toute nouvelle forme sur le fil narratif de ses livres, en prenant soin de les utiliser pour servir un intérêt bien précis. Dos Passos projette une sorte de kaléidoscope tenant sur 3 techniques élaborées qui interrompent et suppléent la narration.

DosPassos

Travaux USA de Dos Passos

Conclusion

Comme nous pouvons donc le voir, des auteurs n’ont pas attendu le livre numérique pour enrichir leur œuvre et y apporter des choses différentes, bien qu’ils aient été limités par le papier pour le faire. Certains explorent de nouvelles voies, d’autres n’hésitent pas à ré-envisager leurs travaux sous d’autres formes, d’autres encore ont établi de nouveaux usages et quelques-uns ont écrit des pans historiques de la littérature.

Mais bien plus loin encore, ces auteurs ont osé aller défricher de nouvelles terres et ont inspirés les suivants. Combien d’auteurs Dos Passos habite-t-il aujourd’hui ? Combien de gens se sont découverts une passion pour les mots en entendant quelqu’un les narrer ? Combien ont éprouvé de la curiosité à découvrir un film adapté d’un livre et vice-versa.

La littérature a de magique qu’elle permet quasiment tous les rêves et qu’elle laisse une place à tous. Les lecteurs accueillent, bien volontiers, les virtuoses de la syntaxe autant que les savants-fous qui se sentent limités par les règles de narration. Autant laisser les « fous » s’en emparer l’espace d’un instant et voir ce qui peut ressortir de leur expérimentations. Certains pousseront trop loin les choses en voulant bien faire. D’autres enrichiront juste ce qu’il faut, là où il le faut, en ayant pensé les choses et pesé le pour et le contre. Ceux-là prouveront le bien-fondé du livre enrichi et mettront tout le monde d’accord. Ne reste plus qu’à attendre que certains se lancent et atteignent la maturité.

8 commentaires Livre enrichi, un vrai-faux débat ?

  1. Billy

    En plus des livres racontés à la radio, on a, à l’ancienne, JRR Tolkien, qui fournissait des cartes, pour qu’on puisse comprendre les aventures des Hobbits et de ses accolytes.
    Sinon, j’ai remarqué l’application Raiponce sur iPad, qui permet aux enfants de s’intéresser à la lecture. En effet, ils lisent la version originale du livre tout en pouvant jouer.

    Bien que je ne sois pas fan de livres electroniques, l’interactivité fait que l’on peut s’y interesser malgré tout.

  2. Aldus

    Merci pour votre billet qui lance bien des pistes en effet. Personnellement, je me fiche de couverture qui clignote ou de vidéos que je peux trouver sur le web. Par contre j’aimerais beaucoup accéder à des appareils critiques de notes, d’illustrations, de références que bien souvent les éditeurs ne peuvent ajouter pour cause de rentabilité. Ajouter des pages à un livre imprimé, c’est le rendre plus cher. Pour des secteurs comme les sciences humaines, essais, histoire, avec des petits tirages, c’est un vrai casse-tête. Robert Darnton, dans son dernier livre « Apologie du livre » qui est passionnant, évoque les livres enrichis avec des différentes strates de lectures possibles, depuis le texte proprement dit de la version imprimée, puis des versions développées de différents aspects de l’argumentation, puis des documents, des travaux de recherche antérieurs, rapports de lecture, échanges entre l’éditeur et l’auteur. Un réel enrichissement qui va bien au-delà de simples effets de mode, non?

  3. Jiminy Panoz

    Et bien, chacun choisira ensuite les livres qu’il a envie de lire. C’est aussi ça, la richesse de l’offre littéraire. Certains vont adorer ces nouveaux livres et nouveaux romans, d’autres s’en tiendront au pur texte.

    « Je suis Rage », publié par Walrus (comme quoi, on y revient toujours) explore les pistes de Darnton et le fait plutôt bien (là, je ne suis pas dithyrambique pour qu’on ne puisse m’accuser de défendre mon éditeur à tout prix, mais je n’en pense pas moins). C’est aussi la raison pour laquelle j’ai entière confiance en eux pour œuvrer avec doigté et équilibrer les enrichissements qui peuvent émerger sur l’instant, se voir géniaux et échouer dans les faits.

    Malgré tout, ce qu’il ressort de tout ça, c’est que l’enrichi offre un terrain de jeu aux auteurs, qui ont toujours aimé explorer d’autres domaines par curiosité et ne pas s’en tenir qu’aux livres. Ces artistes-là, pluriels par nature, vont pouvoir expérimenter, poser de nouvelles façons de lire et écrire, partager ce qu’ils ont en tête dans un même « endroit » (l’ebook) et je pense qu’ils ne doivent pas avoir peur devant un tel challenge, mais plutôt s’y lancer avec tout leur courage.
    Evidemment, l’idée n’est pas de transformer un livre en film mais d’utiliser toutes sortes de « médias » et de les intégrer au processus d’écriture pour repenser les choses, comme Dos Passos l’a finalement fait il y a bien longtemps, comme Jaffe le fait aujourd’hui et comme d’autre continueront à le faire parce que leur imagination ne veut se limiter.

  4. Aldus

    Je ne savais pas que vous étiez l’auteur de ce livre. Contacté récemment par Walrus, je serais ravi de le découvrir sous une version sur android bientôt!

  5. Aldus

    Excusez-moi, je viens de me rendre compte que ce n’était pas une application mais une version ePub! C’est vrai que l’on fini par s’y perdre un peu!

  6. Jiminy Panoz

    Ha non, attention. « Je suis Rage » est un livre de Guillermo Alverde (voir ici). Mais il est bon et intelligemment enrichi. Y’a pas mal de bons, voire très bons, retours dessus. Par contre, un livre sera édité par Walrus courant Mai, Spirit of ‘76, et « c’est le mien » 🙂

    Mais à voir votre message, je ne me fais pas de soucis pour Guillermo et Walrus, ils ont justement œuvré à enrichir de la façon que vous avez décrite 😉

  7. Jiminy Panoz

    Merci pour votre intérêt et votre participation en tout cas 😉

    Bonne lecture. 😉

    Et vous faites bien de suivre l’aventure Walrus de près ; quelque chose me dit qu’un de ces jours, l’on se souviendra de cette époque comme de celle où un éditeur indépendant est devenu culte.
    (Et je ne dis pas ça parce que j’en suis, mais véritablement car c’est un plaisir de travailler avec l’ équipe au quotidien : ils ont des dizaines d’idées, prennent des risques, réfléchissent bien leurs projets, se donnent les moyens de leurs ambitions, parient sur l’avenir et agissent en véritables pionniers. Ne leur dites pas que j’ai proclamé ça publiquement ou ils vont penser que ce n’est pas sincère :D)

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