Entretien avec Harold Jaffe

English-speaking visitors, you can find this interview on Harold Jaffe’s website.

Harold Jaffe est un inconnu pour beaucoup d’entre nous, cela ne l’empêche pourtant pas d’être un auteur reconnu depuis de nombreuses années. J’ai découvert ce guérillero littéraire il y a quelques mois, au hasard de mes pérégrinations dans le genre bizarro. Jesus Coyote fut mon premier contact avec Jaffe ; la narration innovante autant que le style ont immédiatement fait mouche. 15 Serial Killers n’a fait que confirmer ce que je pensais : Harold Jaffe est un auteur culte qui a su s’imposer comme critique sociale d’une ingéniosité hors du commun.
Ce Dos Passos des temps modernes opère tel un orfèvre pour décrire notre monde sous ses aspects les plus cruels. Et tous finissent par y passer : gouvernements, médias, industries du divertissement, sexe… et même le « Clan Manson ».
A chaque livre, Harold Jaffe ré-interprète les faits pour démontrer que nos réalités ne sont que formes de fiction et analyses communément reconnues. Il détourne l’existant, réinvente, imagine sous un autre angle pour construire un message fort sous des allures souvent crues. Son style peut paraître brut(al) mais il ne faut pas s’y tromper : Jaffe est un intellectuel rare qui paraitrait presque inadapté à notre époque.
Dans ces livres s’entremêlent entrevues imaginées, articles de presse, lettres, documents confidentiels ou encore communiqués de presse.
Aussi, il paraissait naturel de lui demander une entrevue pour discuter un peu avec lui. Après tout, les atypiques sont ceux qui ont le plus à nous apprendre.

 

Vous êtes très créatif et innovant. Je dois admettre que vous êtes une source d’inspiration pour moi : j’essaye d’expérimenter au maximum. Mais comment cela a-t-il commencé pour vous ?

Adolescent, je me suis rendu compte que je vivais l’essentiel de ma vie dans ma tête. Ecrire sur les choses que j’imaginais s’est donc révélé un processus naturel.

Vos docufictions sont des sélections et traitements de textes qui rendent le lecteur incapable de distinguer entre la réalité et la fiction. Je dois avouer que cela me rappelle un peu John Dos Passos et Hunter S. Thompson. Aurais-je tort de dire que la docufiction est une forme dérivée du mouvement Gonzo ?

En réalité, je me sens plus proche, plus connecté au Dos Passos qui a écrit la trilogie USA (il est ensuite devenu hautement conservateur) qu’à Hunter Thompson et le mouvement Gonzo en général.

J’ai pratiquement vomi en lisant certaines de vos histoires tellement elles étaient perturbantes. Vous ne faites aucun compromis, vous n’avez aucun remords et vous connaissez un beau succès critique. Comment pourriez-vous l’expliquer ?

Pour être honnête, j’ai des remords, mais uniquement à l’égard des gens et animaux laissés pour compte. Dans 15 Serial Killers, et dans d’autres travaux, j’essaye de changer le point de vue : les criminels présentés comme de simples objets, ceux que l’on considère fous, deviennent des sujets que nous pouvons observer sans l’image que leur fabriquent les médias. Quant au succès critique, je pense qu’il est dû, en grande partie, à la prose en elle-même : la mélodie, le rythme et la mise en forme inhabituelle.

Est-ce qu’Anti-Twitter a été écrit pour prouver qu’internet est le dernier endroit où l’on puisse trouver quelque chose de valable ? Quelle est l’idée de base de ce projet ?

L’idée était de clarifier quelques « sous-textes » qui alimentent le capitalisme mondial. Le divertissement capitaliste présente quelque chose de condamnable, comme des tueurs en série ou des nazis, mais rend ces objets charismatiques et consommables dans le même temps. Cela fonctionne sur une sorte de mantra du type Condamner / Consommer. Mon intention dans Anti-Twitter —du moins en grande partie— était de mettre en exergue ces sous-textes obscurs, pour peu qu’ils contiennent du racisme, de la xénophobie, un manque de compassion, de l’érotisme, du patriotisme, etc.

Dites-m’en plus à propos de Paris 60. En tant que lecteurs français, cela nous intéresse forcément.

Paris 60 est basé en partie sur « Le Spleen de Paris » (ou « Petits Poèmes en prose ») de Charles Baudelaire. Je me suis retrouvé à Paris, en 2008, pour assurer la promotion de la traduction française de 15 Serial Killers et ai décidé de tenir un carnet de voyage. Ce carnet s’est peu à peu transformé en volume qui met en avant des aspects de Paris (une ville que j’aime réellement) et qui ne sont pas présentés dans les guides de voyage traditionnels. Les nord-africains, les asiatiques et les clochards sont devenus mes sujets d’écriture. J’ai également porté une attention particulière aux quartiers de prostituées, au triomphe du téléphone portable, aux formes déviantes de l’art et à la tradition française du mime.
En plus du livre de Baudelaire, ce carnet a été inspiré par une exposition des gravures de Goya au Petit Palais (ndr exposition intitulée « Les Désastres de la guerre »).
Je me suis également focalisé sur la parole, la façon dont le français est parlé par les parisiens, ce qui inclut les immigrés récents.

La contre-culture est très forte aux USA —nous n’avons pas ça en France, vraiment. Comment pouvez-vous expliquer un tel appétit pour les outsiders et les rejetés ? Par exemple, le mouvement bizarro est tellement populaire que des maisons d’édition se sont spécialisées dans ce genre. C’est quelque chose qu’il nous est impossible d’imaginer dans l’industrie du livre en France.

Je pense que c’est un peu compliqué. Je crois sincèrement que la contre-culture est plus forte en France qu’aux Etats-Unis. Le Bizarro ne compte pas de membres de choix comme Bataille, Artaud, Genet ou Pierre Guyotat. Je dirais que le bizarro profite d’une indulgence envers des formes simplistes d’extrémisme dénuées de tout commentaire de fond.

Considérez-vous l’auto-publication comme une alternative viable à moyen-terme ? J’ai essayé cette voie et elle m’est apparue tellement éprouvante que j’en viens presque à louer mon éditeur maintenant.

Non. Il faut vraiment prendre une réalité peu encourageante en compte : la littérature s’éteint très rapidement, les gens lisent de moins en moins. L’expérience de lecture d’un « bon livre » a des-évolué en une forme de compétition basée sur l’auto-promotion et le divertissement facile.

Il semble que les ventes papier déclinent alors que celles des livres électroniques montent en flèche. L’avez-vous remarqué personnellement ?

Bien sûr. Et cela est moins dû à la volonté de préserver ce qu’il reste de nos forêts qu’à notre faculté de céder à la technologie. La technologie est une force dominante, une dynamique insensible qui trace son chemin dans la culture globale sans se retourner.

Utilisez-vous une tablette, un smart phone ou une liseuse dans votre processus créatif ?

Non. J’utilise des technologies basiques. Comme mon intérêt pour les travaux de Baudrillard ou Virilio, mon intérêt pour la technologie est majoritairement théorique.

Croyez-moi, vos livres sont parfaits pour l’enrichissement. Vous pourriez insérer vidéos, interviews audio, lettres, documents et e-mails confidentiels sans aucun problème. La docufiction, en particulier, est toute prête pour ce processus. Mais j’aimerais avoir votre opinion là-dessus. Pensez-vous que cela puisse être utile ? Après tout, j’ai vu des illustrations dans 15 Serial Killers.

Je suis ouvert à toute initiative.

Vous enseignez à l’université d’Etat de San Diego. Cela doit être rock and roll d’avoir Harold Jaffe comme prof, non ?

J’aime à le penser en tout cas.

Vous êtes également rédacteur et directeur de Fiction International. En quelques mots, pouvez-vous nous en dire plus sur ce magazine ?

Et bien, cela ressemble aux revues françaises comme Tel Quel (du moins, dans quelques-unes de ses incarnations) plus qu’aux revues américaines. Nous avons deux objectifs : l’innovation et la mise en avant d’opinions politiques progressistes (parfois même révolutionnaires).

Qui vous inspire aujourd’hui ?

Artaud, Walter Benjamin, Pierre Guyotat, B. Traven, Clarice Lispector, Pasolini, Godard, Robert Bresson, Agnes Varda, Orlan, Andrei Tarkovsky et bien d’autres encore.

Vous avez le mot de la fin. Quel serait-il ?

Choisissez la bonne vocation. Faites ce que vous avez à faire sans tenir compte des résultats.

Liens utiles :

site officiel
site de la revue Fiction International
Raw Dog Screaming Press
Paris 60
page Amazon
page Facebook
Vidéo lecture Anti-Twitter + Q/R

Cette entrevue fait partie d’un très beau projet Walrus, n’hésitez donc pas à suivre l’actualité du Morse pour être informés de sa publication.

6 commentaires Entretien avec Harold Jaffe

  1. Jiminy Panoz

    Petit scoop, je viens de recevoir l’info par mail de Jaffe lui-même —parce qu’en plus, il est très disponible comme auteur 🙂

    Prochaine publi le mois prochain.

    « OD: A series of docufictions featuring public figures who have overdosed either intentionally or unintentionally: Billie Holiday, Marilyn Monroe. Walter Benjamin, Poe, Freud, Aldous Huxley, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Abbie Hoffman, Lead Belly, Janis Joplin, etc. »

    En Français.

    OD (overdose) : une série de docufictions sur des personnalités publiques qui sont mortes d’overdose (mort voulue ou accidentelle) : Billie Holiday, Marilyn Monroe. Walter Benjamin, Poe, Freud, Aldous Huxley, Jimi Hendrix, Jim Morrison, Abbie Hoffman, Lead Belly, Janis Joplin, etc.

  2. La Dame au Chapal

    Panoz, mets pas tout en italiques, ça me perd.
    Ce type me plait, je vais me pencher sur Paris 60 et sur Anti-Twitter tiens.
    Docufiction ? Je biche le concept de toute façon alors suis convaincue. (Et sans fayottage aucun mon coco.)
    Après, au niveau d’OD, je suis curieuse de voir ce que ça donne parce que c’est un sujet un peu bancal (I think). Qu’est-ce qu’il va y avoir là-dedans ? La vie des camés et comment ils sont morts, et pourquoi, et quand ? Mmmmh. Je reste dubitative…
    Moi je veux bien retourner à l’université juste pour assister à l’un de ses cours. Ca doit être un peu comme d’avoir… je sais pas… Dr House (désolée pour la référence, m’en veux pas, suis pas en forme).

  3. Jiminy Panoz

    En fait, te conseillerai plus 15 Serial Killers ou Jesus Coyote pour commencer. Ce sont, à mon avis, deux purs chef-d’oeuvres qui résument totalement le style Jaffe et sa docu-fiction. J’ai un peu moins accroché sur Paris 60 (un peu trop de Sarkozy à mon goût, même si je sais que c’est hautement subjectif et que le but était de rendre de son omniprésence sociale et médiatique de l’époque) et pas encore lu Anti-twitter (je sais que c’est un tort). En plus, 15 Serial Killers est trouvable en numérique pour 5 dollars ici (http://www.fictionwise.com/ebooks/eBook29598.htm) 😉

    Jesus Coyote est une sorte de ré-interprétation de l’histoire du Clan Manson. Ça commence avec une introduction qui résume l’histoire de façon synthétique en appuyant sur des titres de journaux. Tu as ensuite une deuxième partie basée sur des transcriptions de mails, appels téléphoniques, interrogatoires, conférences de presse, etc. La troisième partie est axée sur des personnages-clés et chaque sous-partie rend de l’histoire personnelle de ces personnes dans l’histoire globale du livre. La quatrième partie marche sur le même concept, même sur un événement particulier, avec une narration en temps réel quasiment pas mise en forme. La dernière partie est une interview de Manson par un journaliste (et tu la retrouves à l’identique dans 15 Serial Killers en fait). Au final, c’est comme un puzzle, tu comprends l’histoire au fur et à mesure, une sorte d’objectivité qui est la somme de subjectivités et c’est très (psychologiquement) dérangeant comme mécanisme, d’autant qu’il t’arrive parfois d’en rire.

    15 Serial Killers mélange également tout un tas de choses, et est axé sur les personnages sans organisation en parties. Évidemment, chaque personnage a droit à sa mise en forme spécifique dans le plus pur style docu-fiction. C’est son best-seller et il a été traduit dans plus de dix langues si je ne m’abuse. J’ai failli vomir au milieu du livre. 😀

    OD, je pense que tu vas avoir une organisation à la 15 Serial Killers, avec un traitement narratif docu-fictionnel. Certainement un traitement interview pour l’un (après sa mort je pense), un traitement par l’oeil des médias pour l’autre, une narration en temps réel pour le troisième, etc. 15 Serial Killers était au moins aussi casse-gueule et il s’en sort très bien donc je lui fais largement confiance.

    Pour les cours, go to San Diego 😛

  4. Sediter

    Bon, encore une fois tu attises ma curiosité Panoz. « Je biche cette ITW » comme dirait la Dame au Chapal. 15 serial killers me paraît prometteur, et j’ai besoin d’inspiration en ce moment !

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