Pour les éditeurs, les tablettes peuvent aussi bien être perçues comme une opportunité que comme une menace.
Certes, ils y trouveront peut-être de nouveaux lecteurs et pourront publier des livres pensés pour ce type d’appareils mais il n’en reste pas moins que la tablette n’est pas un appareil spécifiquement dédié à la lecture. Les éditeurs entrent donc en concurrence avec le web, les apps et les réseaux sociaux. Aussi, il est pour l’instant très difficile de savoir comment se comporter face à l’émergence de ce nouveau marché, et ce même si les tablettes sont un environnement bien plus propice au livre que l’ordinateur, sur lequel on lit beaucoup… mais pas nécessairement des livres.
Pour répondre aux diverses questions que l’éditeur est amené à se poser, il n’y a pourtant aucun secret : il faut observer les lecteurs, découvrir les tendances fortes et épouser leurs nouvelles pratiques. Nous ne parlons plus ici de lecteurs de livres mais plutôt de lecteurs tout court.
Explications.
Aujourd’hui, la lecture ne s’envisage plus uniquement dans les domaines du livre, du quotidien ou du magazine, elle se joue également sur le web. Chaque jour, plusieurs centaines de milliers d’articles sont lus sur internet. Mais avec une longueur moyenne d’article qui se situe aux alentours des 280 mots, nous pourrions considérer que la lecture d’un article web n’est pas de même « qualité » que la lecture d’un livre, d’un journal ou d’un magazine.
Ce serait oublier que les articles de forme longue connaissent un très grand succès et que les lecteurs sont friands de ce type de contenu.
Ils en sont tellement friands que des sites web se spécialisent dans ce type de contenu, que des outils pensés pour celui-ci se multiplient et que cela influe autant sur la mise en page de nombreux sites1 que la feuille de route de certains systèmes de gestion de contenu comme WordPress.
Le succès de ce type de contenu est en réalité tel que les éditeurs de presse anglo-saxons se sont lancés sur le marché du livre numérique et que Byliner, partenaire du New York Times, a vendu plus d’un million de ces formats courts en 2012 — bien aidé il est vrai par Amazon et son programme Kindle Singles.
Mais si nous allons voir encore un peu plus loin, nous verrions que de nouvelles pratiques se sont développées chez les lecteurs, notamment l’« agrégation personnalisée » et la lecture différée.
L’agrégation personnalisée consiste à se servir d’un service ou d’une app qui propose de présenter les flux RSS (en quelque sorte l’abonnement du web) en un seul et même endroit, ce qui simplifie la vie du lecteur, qui n’a plus à visiter tous les sites qu’il apprécie. Celui-ci va donc passer une heure à arpenter les pages de l’application Flipboard ou Feedly. Comme nous avons pu le voir avec la disparition de Google Reader récemment, qui a eu pour effet de soulever une très grande vague d’indignation chez les utilisateurs du service, cette pratique ne doit absolument pas être négligée ; les éditeurs pourraient même en tirer profit.
La lecture différée s’articule sur le même principe : l’utilisateur envoie vers sa tablette ou sa liseuse les articles qui l’intéressent et qu’il n’a pas le temps de lire. Parfois, le lecteur peut même utiliser le service comme un espace de stockage des articles qu’il souhaite conserver, pour y revenir plus tard par exemple. Ainsi pourrons-nous découvrir des extensions comme Send to Kindle, pocket, readability ou Instapaper dans les barres d’outils de bien des navigateurs web.
Les services et apps que nous avons mentionnés ci-dessus comptent plusieurs millions d’utilisateurs, signe que la lecture n’est pas en train de s’éteindre à petit feu contrairement à ce que l’on aime répéter dans le domaine du livre ces dernières années. Ce n’est pas que les gens ne lisent plus, c’est simplement qu’ils lisent différemment. Du temps passé à lire des articles de forme longue sur sa tablette à l’aide de Pocket2, ce n’est pas du temps passé à lire un livre.
Pour l’éditeur qui souhaite profiter de la croissance des tablettes, l’enjeu est donc de se repenser comme un éditeur de contenus et non plus seulement comme un éditeur de livres. Il doit proposer du contenu qui se retrouvera soit agrégé par le lecteur soit sauvegardé pour une lecture différée. Il n’a pas d’autre solution s’il cherche à obtenir du temps de lecture sur ce type d’appareils, ce qui lui permettra ensuite de suggérer l’achat des livres de son catalogue. Quel meilleur vecteur de promotion que le sien ?
L’ennemi n’est pas le magasin d’applications, le réel concurrent est le web.
L’éditeur doit conquérir ces lecteurs existants, des lecteurs qui sont plus que susceptibles d’acheter des livres numériques. Et, à bien y réfléchir, il n’y a rien qui empêche aujourd’hui les éditeurs à entrer sur ce terrain :
- ils disposent d’auteurs pouvant écrire essais, opinions et non-fiction romancée ;
- lancer un blog ne coûte quasiment rien ;
- la promotion du contenu web se joue sur le web (réseaux sociaux principalement) et n’est donc pas onéreuse.3
C’est ce que l’éditeur (de magazines et de livres) McSweeney’s a bien compris. Grâce à son blog Internet Tendency, il permet un accès libre et gratuit à du contenu écrit par ses auteurs. Mais cet éditeur est allé encore plus loin en développant une app. Celle-ci offre bien évidemment un accès gratuit à ce fameux blog mais permet également à McSweeney’s de proposer Small Chair, une formule d’abonnement payant (2,69 € par mois) qui regroupe des articles et des interviews inédits, et un store dont les livres numériques spécialement mis en pages pour la lecture sur tablette et smartphone peuvent être achetés par l’utilisateur4.
Il nous faut bien comprendre que la transition numérique ne peut se satisfaire d’un simple déplacement de modèles existants dans la sphère du numérique ; il nous faut créer de nouveaux modèles qui prennent en compte les spécificités du numérique. Et puisque le coût du ticket d’entrée numérique est extrêmement bas, nous devons en profiter pour expérimenter dans le domaine éditorial et commercial.
- La composition typographique est revue afin d’offrir un confort de lecture optimal au visiteur. ↩
- Le service vient même de passer un accord avec Kobo afin que Pocket soit intégré à toute la gamme du constructeur, donc tablettes et liseuses. ↩
- Ce type de promotion n’exclut bien évidemment pas les autres types de promotion plus traditionnels : rencontre en librairie, présence sur les salons, etc. ↩
- Notez que l’éditeur vend aussi ses livres papier par ce biais. ↩