Zonzon Pépette fait partie de ces classiques inconnus au bataillon car écrits par des auteurs oubliés — à tort — par la mémoire collective. André Baillon est pourtant quelqu’un qui a compté pendant l’entre-deux-guerres (allez, première moitié du XXe siècle) et qui a insufflé un vent impertinent sur la littérature belge. Car André Baillon est belge, et résidant encore moi-même à Bruxelles pour encore deux mois, je trouvais fort à propos de me plonger dans son oeuvre, ce monsieur ayant sillonné bon nombre de rues bruxelloises en tant que rédacteur-écrivain plus ou moins reconnu-amoureux éperdu, et expérimentant évidemment la vie tragique de ces écrivains que l’on dit maudits.
Pour situer un peu le décor, on est à Londres dans les années 20, et Zonzon Pépette est une prostituée, un personnage, un phénomène. Elle fait chavirer les coeurs, boit comme un trou, gueule comme un homme, est insolente, impertinente, voleuse, menteuse, volage (cela va de soi), amoureuse, tendre, cruelle, sans pitié, drôle, et j’en passe. C’est un bout de femme des trottoirs qui caracole sur trente chapitres qui sont autant de petites saynètes et qui nous emmènent dans son monde de copains et d’amants. Argot, mauvais vin et érotisme (tout à fait chaste) ; on est dans les codes de l’impertinence (celle qui est sage) de l’époque.
C’est typiquement le genre d’univers qui m’amène à quelque chose de graphique : dans mon imagination, les rues de Londres, pavé-pluie-catin, la chaleur des bars miteux, la rudesse des rapports humains, les filles de joie, joyeuses pas tant que ça mais malades et tristes parfois, les couleurs un peu sales, sombres, empêtrées de crasse qui parfois font place à des roses (ah l’amour), des escapades à la campagne etc., tout ça était déjà très imagé, très ancré devant mes yeux, comme un vieux film avec du gros grain sur la pellicule et des mouvements un peu saccadés, du Triplette de Belleville avec moins de couleurs, plus rude, plus réaliste. J’avais commencé à tout illustrer en mode sépia-crayon-brouillon, un peu à la Poulbot, dans le style vintage (redevenu très à la mode), texturé comme il faut pour que ça fasse papier vieillot. Et ça ne me plaisait pas parce que ça restait définitivement dans l’image de ce qu’on se faisait d’un classique 1920, donc rien d’original. Néanmoins, l’univers graphique du texte serait pour moi exemple originellement proche de celui-ci :
Je suis alors partie sur du noir & blanc ; d’une part parce que techniquement, je suis sûre que mes images passent sur tous les appareils de lecture et que les contrastes ne poseront aucun problème, et d’autre part parce que je trouvais que ça donnait un côté moderne et complètement décalé au texte, loin du sépia dont j’ai parlé juste avant, mais toutefois inspiré de l’univers des pages publicitaires du Petit Journal. Des courbes, du vecteur (bricolé et ultra-simple), quasi de l’abstrait, des formes bizarres, des dessins parfois difficiles à deviner, parfois inspirés de scènes de films, ou de l’imagerie vintage existante, tout ça est fait exprès. Que l’on aime ou que l’on n’aime pas ce graphisme est une chose, mais il est en tout cas résolument pensé pour casser l’image Années 20 habituelle. D’autant plus que ce texte traite de thématiques qui font écho à celles de nos vies d’aujourd’hui (amour, haine, tromperie, jalousie, vol, pauvreté, mort), avec une douce ironie et un humour décalé. Vous n’allez pas vous tordre de rire comme Alphonse Allais (un prochain dans ma ligne de mire), mais vous oscillerez entre légèreté et gravité, vite happé par la concision de l’écriture et la brièveté des chapitres. Le choix de rajouter une note graphique à tout ça est justement et également dû au fait que ces saynètes soient courtes et vite lues ; on peut se dire que cela cadre le récit, instaure un rythme, aménage des pauses, donne de la consistance pour en faire un objet un peu à part.
J’ai commencé par créer la couverture et toute l’imagerie du paratexte (dédicace, crédits, logo de l’éditeur etc.) pour me donner le ton ; je procède toujours ainsi car c’est ce qui définit le design de mon bouquin. Je suppose que beaucoup commencent par créer le design intérieur de leurs bouquins (donc le code) et font ensuite la couverture, mais moi j’ai besoin de tous ces éléments pour donner corps au texte : si je n’ai pas de visuels, de typographie, d’univers graphique, je n’ai pas de « vêtements » pour habiller mon texte et je galère pour coder et le mettre en page par la suite.
J’ai utilisé deux typographies différentes pour le pur graphisme (titres), totalement estampillées Années Folles (Copasetic et Lemondrop) mais résolument modernes dans leur façon de s’accoupler aux images qu’elles accompagnent. Elles sont rondes, ultra-stylisées, imprégnées de sens ; elles me font penser à des enseignes de dancings rétro, comme si elles convoquaient les héros d’Hemingway et de son The sun also rises, Pépette étant une Lady Ashley/Brett à bien des égards, tombeuse et insouciante. Même ambiance, même ton.
En ce qui concerne le texte lui-même, j’ai décidé de placer des lettrines en Lemondrop (massives, simples, graphiques mais non pas fioriturées de mille détails) et de caler la première ligne du premier paragraphe en petites capitales (comme l’explique ici Walrus) : cela crée une continuité entre la lettrine et la suite du texte. Le choix de la lettrine amène un contraste : généralement utilisée dans les livres papier un peu anciens, puis reprise ensuite dans les magazines contemporains, elle a l’avantage de rappeler le côté vieillot tout en donnant un ton actuel ; en fait, elle représente à elle seule tout l’esprit du bouquin. La typographie utilisée pour le corps de texte est une Bell, une serif élégante avec une touche de fantaisie, dont j’ai du mal à me passer tellement je la trouve parfaite (gros défaut d’utiliser toujours les mêmes typos, mais tous les graphistes le savent, quand on en tient une, on ne veut plus la lâcher).
Le fait que les chapitres soient courts est l’axe essentiel qui définit cet ebook design. J’ai choisi de ne pas mettre d’indentation pour éviter de trop fracturer un texte déjà ponctué de nombreux tirets de dialogues. Et puis, le texte étant déjà très habillé par de nombreux éléments graphiques, l’indentation aurait été un too much inutile, qui aurait forcé le lecteur à faire de nombreux allers-retours entre des paragraphes déjà courts. J’aurais pu définir un interlignage plus élevé (on se dit par exemple : pour gagner en clarté, pour aérer le texte) mais j’ai préféré garder le texte assez dense, parce qu’il se lit vite, d’un seul coup, et qu’il ne doit pas s’égarer sur des millions de pages.
Sous ADE Desktop, on voit ça :
… c’est-à-dire que les small caps ne sont pas supportées. Il faudrait que les small-caps soient directement intégrées dans la police de caractères pour être prises en compte. Du coup, point de small-caps en first-line pour les readers sous ADE. Voyons plutôt sur Kobo :
Pour le traitement éditorial, j’ai créé le livre numérique en m’appuyant sur la version papier éditée en 1923 et j’ai corrigé certaines coquilles (points manquants, majuscules injustifiées etc.) ; autre manière de moderniser un texte. Évidemment, je ne change aucun mot, n’en ajoute ni n’en enlève, mais j’ai essayé d’harmoniser typographiquement certaines occurrences. Je n’ai par contre pas consulté la réédition faite par les Éditions Cent Pages, ce que je ferai dès que j’en aurai l’occasion.
Ce texte est un classique modernisé, alors j’ai essayé de lui donner un goût maison close chic mais pas trop, rétro mais pas trop, moderne mais juste assez ; enfin, j’espère.
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