Tout le monde connait Fahrenheit 451, livre iconique de Bradbury qui aura pourtant écrit près de 500 nouvelles, pièces de théâtre, romans et poèmes tout au long de sa vie. Le fait est que ce livre s’est vendu à plus de 5 millions d’exemplaires dans le monde et qu’il a été adapté par François Truffaut au cinéma… donc c’est de celui-là dont on se souvient. Seule une poignée d’américains sait qu’il a écrit pour The Twilight Zone et Alfred Hitchcock, qu’il a participé à l’élaboration d’une attraction Disney World et a reçu nombre de récompenses et nominations pour son émission télé Ray Bradbury Theater.
Mais là n’est pas l’intérêt de cet article.
Il y a 2 ou 3 ans, je me suis procuré l’édition 50ème anniversaire de Fahrenheit 451, en anglais, et me suis réjoui d’y trouver une discussion entre l’éditeur (Del Rey) et l’auteur. C’était l’occasion de faire le point sur le livre, mais surtout de laisser Bradbury s’exprimer et d’en savoir un peu plus sur sa méthode de travail, son ressenti et ses opinions. Forcément intéressante, cette entrevue est l’occasion de lire ce que Bradbury a à dire et d’en tirer une vision d’auteur. Morceaux choisis.
DR : En écrivant Fahrenheit 451, saviez-vous que vous aviez quelque chose de spécial entre les mains ou, au contraire, la réponse critique et populaire vous a-t-elle surpris ?
RB : Je m’en suis rendu compte très lentement, sur une période de 50 ans. Quand Ballantine a sorti le livre, nous en avons vendu 5000 au format hardcover, ce qui n’est pas énorme. Et nous n’avons pas eu beaucoup de critiques de presse. Je ne savais pas que j’avais écrit quelque chose de spécial, nous avons vendu 50 000 exemplaires en un an, ce qui n’en fait pas un bestseller pour autant. Ces dernières années, l’intérêt de plusieurs villes et les programmes de lecture mis en place par les maires et bibliothèques m’ont démontré que c’était devenu un classique qui a duré dans le temps.
A propos de la comparaison Fahrenheit 451 / 1984.
RB : Orwell s’intéressait au communisme quand il a écrit 1984, les désillusions que le communisme soviétique avaient engendrées chez lui et ce que les communistes faisaient en Espagne. Son roman était une réponse à ces situations politiques. Je m’intéressais plus à l’atmosphère sociale, et pas seulement à l’atmosphère politique : l’impact de la télévision et de la radio, et la ruine de l’éducation. C’est pour cette raison que 1984 a perdu son aspect prophétique et que la symbolique ne tient plus.
A propos de l’avénement de la télé-réalité, de l’internet et de la vision prophétique de Fahrenheit 451.
RB : Le principal problème n’est pas la politique, c’est l’éducation. Moins les professeurs enseignent, plus vous pouvez vous passer de livres. Les enfants sortent aujourd’hui de l’école élémentaire sans savoir lire ou écrire. Le gouvernement n’a rien à voir avec ça. Le système éducatif doit être corrigé.
DR : Beaucoup de gens oublient que ce n’est pas le gouvernement qui commence par brûler les livres — ce sont les gens ordinaires qui abandonnent la lecture, la pensée et la réflexion. Quand le gouvernement commence par censurer l’information, personne ne réagit. En quoi lire est-il si important pour la santé de nos démocraties ?
RB : Imaginons qu’il y ait un tremblement de terre dans une ville universitaire demain. Quels seraient les deux bâtiments nécessaires à la reconstruction de la ville ? Il faudrait un hôpital pour soigner les gens et une bibliothèque. Tous les autres bâtiments sont inclus dans cette bibliothèque. Les gens n’auraient qu’à aller y emprunter des livres, se poser dans l’herbe et lire des ouvrages sur la mécanique, l’ingénierie, l’économie et la politique. La bibliothèque est notre mémoire, notre cerveau. Sans bibliothèque, vous ne pouvez pas avoir de civilisation.
A propos du déclin du journalisme.
RB : Ce n’est pas un problème de substance, mais de style. Le problème de la télévision et du cinéma aujourd’hui, c’est que l’on bombarde les gens avec du sensationnel et que ce bombardement se substitue à la pensée. Vous ne pouvez pas penser et réfléchir si on vous bombarde. Une publicité de 60 secondes contient 120 plans d’une demi-seconde. Moulin Rouge, qui a gagné de nombreuses récompenses, contient 4.560 plans d’une demi-seconde. La caméra ne s’arrête jamais de bouger.
A propos de sa façon d’écrire.
RB : Je laisse juste mes personnages parler. Je ne les contrôle pas, je leur donne une tribune où ils peuvent s’exprimer. Toutes mes bonnes histoires me sont racontées par mes personnages. Je n’écris pas mes histoires, ce sont elles qui m’écrivent. Je vis mes histoires et ne les fabrique pas avant. Vous ne pouvez pas vous considérer comme un marionnettiste qui donne des ordres, ce serait écrire très mal. Vous ne pouvez pas faire ça ; vos personnages doivent vous contrôler, ils doivent vivre leur vie. Je laisse toujours mes personnages décider quand leur histoire doit finir.
Mon héros était Fellini, le réalisateur italien. Il ne regardait jamais les rushs tout juste tournés, ne voulait pas savoir ce qu’il était en train de faire. Il finissait d’abord son film, s’installait et le regardait pour voir ce qu’il en avait fait. Je suis comme lui : je ne crois pas dans le concept de se regarder travailler.
DR : Comment les professeurs, éducateurs ou parents pourraient-ils installer l’amour de la langue chez les enfants pour qu’ils apprécient le pouvoir des mots dans une culture dominée par le visuel ?
RB : Donnez-leur un livre et c’est tout. Mes livres ont changé beaucoup de vies. Ils sont bourrés de métaphores et d’images, MAIS celles-ci sont connectées à des concepts intellectuels. Donnez un de mes livres à un adolescent qui n’aime pas lire et il en tombera amoureux et se mettra à la lecture.
Tout le reste est à trouver dans l’édition 50ème anniversaire de Fahrenheit 451. Profitez-en, elle coûte moins de 5 euros.